La majorité des écrits et dessins s'enlève assez bien, sauf quelques uns. Quelqu'un a du avoir la bonne idée de glisser un marqueur au milieu des feutres. Il me reste "Lick It" avec une flèche sur mon téton gauche, un smiley sur le coude du même côté, et "Unfuckingbelievable", de ma hanche droite à mon nombril. Je vais ensuite à la cuisine. J'y trouve une table sur laquelle il semble difficile de poser ne serait-ce qu'un coude; un type en chemise rose, du genre à se moquer des gens pas dans la norme; et une fille en robe noire, visiblement pas dans la norme et du genre à se foutre totalement des cons en chemise rose.
"Tiens voilà le Monsieur le livre d'or !
-Café?
-Là, sers-toi, c'est elle qui l'a fait.
-Fort?
-J'ai l'air de pas faire mon café noir?"
Je prends une tasse et du sucre, ainsi qu'un Dafalgan. Je sirote mon café face à la fenêtre. Vache, il est bon l'enflure. J'entends chemise rose qui pouffe. Je me tourne vers la fille et lui fait un signe de tête signifiant "Pourquoi il rigole comme une lopette l'autre tarlouze?"
"T'as une bite dessinée dans le bas du dos.
-Rooh mais fallait pas lui dire!!"
Il commence à me les briser celui-là. La demoiselle à l'air d'accord avec moi. Je me nettoie le dos avec un essuie-tout imbibé d'eau, puis je retourne au salon chercher mon tee-shirt dans les décombres en fermant la braguette à boutons de mon jean. Je le retrouve autour d'une fille qui n'a visiblement plus que ça comme fringue, couchée sur un type dont la chemise est ouverte. Par terre, je vois un quatre de pique, un deux de coeur et un vingt de beuh. C'est donc pour ça que tout le monde semble peu vêtu. J'attrape un tee-shirt blanc qui traine sur le dossier d'une chaise, à côté d'une table où sont posées cinq bouteilles de whisky vides, un cd de Dido et un de Norah Jones. C'est donc pour ça que tout le monde semble bien dormir. Je retourne à la cuisine où la demoiselle tente de mettre un peu d'ordre dans le bordel ambiant. J'attrape un sac poubelle et y jette toutes les bouteilles en verre se trouvant sous mes mains. Je vois que d'moiselle en fait autant. Une fois le tour de la baraque fait, elle se tourne vers moi.
"On va mettre ça au recyclage?
-Pourquoi faire?
-Se donner bonne conscience.
-Pourquoi pas."
Direction voiture pendant que Chemise rose commence à faire ce qu'il doit considérer comme "des blagues" aux personnes endormis. Je jette le sac dans le coffre. Elle s'installe côté passager, je mets le contact et Mogwai nous accueille avec "Friend of the Night". Perdu, il est 10h du mat. Je commence à rouler.
"T'écoutes ça toi?
-Ma voiture, oui.
-C'est l'album?
-Une compil.
-Ok.
-Tu t'appelles comment déjà?
-Alysse.
-Alice?
-Alysse. Comme Abysse mais avec un "L""
Oh. Pourquoi pas. Je passe devant un point recyclage sans m'arrêter. Elle ne dit rien. La main par la fenêtre, elle joue avec l'air en rythme. Ses cheveux volent en tout sens sans qu'elle cherche à les recoiffer. Je roule dans un nid-de-poule à force de la regarder. Son maquillage, d'hier, est plutôt fatigué. J'arrive dans la ville d'à côté. Je m'arrête au milieu de la route avec le clignotant, à côté d'un autre point recyclage. Je check la passagère, savoir si celui-ci est à sn goût. Elle lève sa main pour me signifier d'attendre un peu. J'attends un peu. Law prend le relais de Mogwai. Elle me fait un signe de tête en avant, "allez roule". J'enlève le clignotant et repars tout droit. Je roule sans réfléchir.
"T'as envie de rentrer?
-Voir tous ces cons se rhabiller? Non. Et toi?
-... On va voir la mer?
-Pourquoi pas."
Bon. Je prends l'autoroute, pendant que la musique défile. RATM, Archive, Nirvana, Tiersen, DFA1979, QOTSA... Ce qui est bien avec 4,7 Go de musique en mp3, c'est que quand on a tout écouté on peut remettre au début, on redécouvre. Je suis en plein solo de Sleep Now In the Fire lorsqu'elle me demande :
"Qui es-tu?"
De surprise, j'en roule sur la bande d'arrêt d'urgence. Cela fait depuis que j'ai 15 ans que j'ai arrêté de me poser cette question.
"Juste un type. Un spectateur, un branleur. Et toi?
-Je me pose plus la question depuis que j'ai 14 ans.
-Précoce."
Elle me regarde comme si elle avait compris. Ce doit être le cas. Merde. Elle me regarde. Comme si elle avait tout compris. Comme si elle savait tout, mieux que moi. Depuis toujours. Waow. Rrrreeeegggaaaaarrrde la rouuuute ! Je m'arrache de son emprise, "mes neurones rentrent au bercail".
"Hum. T'as faim?
-Ca dépend, t'as quoi?
-Une aire d'autoroute à 800 mètres, et une carte bleue.
-Je prends."
Deux maxi sandwiches, un cherry coke, un paquet de chips, un pot de glace. 12,79 euros. La vache. Enfilés en 15 minutes, et on repart.
On passe un bon moment à se partager le pot de glace, avec un peu plus de conversation sur tout et rien. Elle me raconte des bribes de sa vie, moi de la mienne. On est affreusement banals, elle et moi. Je m'en fous pas mal.
Puis, en même temps, "The dragster-Wave" de Ghinzu explose, elle me tend sa cuillère contenant la toute fin du pot, et on voit la mer. Le silence s'installe, il a un goût choco-brownies et un peu de sa saveur à elle. Je prends la première sortie.
La route est déserte, en bord de mer. Je monte sur la jetée en voiture, et avance jusqu'au bout. Je coupe le moteur, Serj Tankian finira plus tard. Elle descend de la voiture, puis monte sur le toit, jambes sur le pare-brise. Je la rejoins. Ses cheveux battent son front en rythme avec la houle. Elle les remet derrière son oreille. Le ciel est gris, le temps se demande quoi faire.
"Et maintenant?
-J'ai ma petite idée.
-Moi aussi.
-T'es vraiment déjanté tu sais?
-Et encore, tu m'a pas vu déguisé en Superman en train de danser la macarena
-Je demande à voir.
-Tout de suite? J'ai pas de cape.
-On va bien se débrouiller.
-Ton idée c'était quoi?
-La même que la tienne.
-Faut voir ce qu'il y a dans la boîte à gants.
-Je vais voir dans le coffre."
Alors, inventaire : Un carnet de post-its qui ne collent plus, deux médiators et un accordeur, cinq stylos, quatre briquets, douze bouchons en liège, quatre en plastique, deux capsules de bières, trois sachets plastiques, de la patafix et une cuillère de la cantine, pliée en huit. Nickel. Elle revient avec les bouteilles vides. Je lui donne un stylo et un post-it. Elle me sourit. Nous écrivons. Des paroles de chansons, des textes. Des pensées. "It's just a ride", le speech de Bill Hicks, me prend sept post-it. "The world is like a ride at an amusement park". Elle ne connaissait pas. "Don't worry, don't be afraid ever, Because it's just a ride!". On met un post-it chacun par bouteille sans regarder, on rebouche et on scelle avec la patafix. Dix-neufs bouteilles vides. Réminiscences d'une jeunesse, d'une soirée, d'un monde, d'un moment intemporel, d'un voyage, d'une folie, d'une bonne grosse cuite. On se lève, on se regarde. Echange silencieux.
"Prête?
-Oui
-Un... Deux..."
Les bouteilles tournent, puis amerrissent sans que le bruit soit repérable au milieu du fracas des vagues. On en jette neuf chacun. Dix-huit plouf invisibles. Un monde à la mer! Il n'en reste qu'une. Je la rouvre, et sors les deux feuilles. Je lui en donne une. Elle la déplie et ris. Puis elle me lit le mot que j'ai écrit un instant plus tôt: "J'espère que tu as oublié que je dois faire superman qui danse la macarena". Je lui souris et ouvre le mien. "Maintenant qu'il est vide, tu peux prendre le sac comme cape". Arg. Une lueur de défi brille dans son regard.
"Comment veux-tu que je reconnaisse Superman si tu n'as qu'une cape comme déguisement?
-Retournes-toi, triches pas."
Elle s'exécute. Putain ce qu'il faut pas faire. "Ok c'est bon!" Lorsqu'elle se retourne à nouveau, je me sens pas peu fier de mon idée. Le torse bombé, tourné vers la mer qui fait voler le sac poubelle attaché à mon cou, j'arbore avec magnificence mon caleçon par dessus mon jean.
"Ok pas mal, j'avoue que c'est ressemblant.
-Y'a intérêt!
-Et la macarena?
-T'es redoutable..."
Hey Macarena! Un quart de tour. Hey, Macarena! Le vent m'envoie ma cape dans la gueule. Elle explose de rire puis, dans son infinie bonté, viens m'aider à pas crever dans un sac poubelle. Elle réussi à dégager ma tête. On se retrouve face à face, nos mains se touchent au travers du plastique. Je ne peux pas m'empêcher de penser "ça c'est de la capote!". Romantique. Elle se met à ma hauteur puis dépose un baiser comme on pose un pansement, quelque part entre ma joue et ma bouche. "Parce que tu m'as pas fait le coup de la panne." Puis elle va s'assoir au bout de la jetée, pendant que j'essaie de percuter. Je me débarrasse du sac, et attrape ma guitare dans le coffre. "Je t'ai fait le coup du guitariste?" Je plaque deux accords puis nous grimaçons en coeur.
"Ca te dirais de me faire le coup du guitariste qui accorde sa guitare?
-J'allais te le proposer."
J'accorde. Je joue. N'importe quoi, n'importe comment. Elle écoute. Le soleil se couche. Elle va chercher des bouteilles dans le coffre et les remplis avec plus ou moins d'eau de mer. Elle cherche la bonne dose pendant un bon moment. Quand elle l'a trouvée elle commence à jouer. Je reconnais "Ballade en forêt" de Tryo et l'accompagne."Eh, j'crois qu'j'ai b'soin d'un peu d'air frais..."
D'ailleurs ça commence à cailler.
"On rentre?
-Une autre alternative?
-Acheter un motel dans le New-Jersey, mais ce matin j'avais environ 13 euros sur mon compte en banque donc ça va être chaud.
-Tant pis."
On remonte dans la caisse, elle me tend la fin du cherry coke. Je le fini, puis je redémarre, reprend l'autoroute. Il fait nuit, l'ambiance est orageuse. Je me sens déjà nostalgique de ce moment. On a sauté un repas, j'ai même pas faim. L'autoroute est droite jusqu'à l'horizon, et vide. Je coupe les feux. Noir complet. Aux abysses, avec elle, comme Abysse avec un L. Tu parle d'un pays des merveilles. Plus de soleil. Pas sommeil. Mes pensées moroses sont stoppées net par la sensation de deux lèvres qui me heurtent maladroitement la joue comme un papillon de nuit sur une ampoule. Une fois. "Pour toi". Deux fois. "Pour moi". Trois fois. "Pour la route". Je suis sonné. Je suis rappelé à l'ordre par la voiture qui vibre en roulant sur la bande blanche accolée à l'autoroute. Je rallume mes phares. Miss Alysse glisse aux abysses. Je rallume mes phrases. Il m'inspire ce prénom on dirait.
Je roule toute la nuit. Elle dort. Quand je fais le plein. Encore quand je sors de l'autoroute. Puis quand je retourne au point de départ. C'est encore la fête sur place. Je la porte hors de la voiture. Elle ne bronche pas. Je rentre dans la maison et la pose sur un lit. Je lui mets une couverture et lui rend ses quatre baisers. Puis je ressors de la chambre en soupirant.
"Hey livre d'or, qu'est ce que tu branles avec ton caleçon par-dessus ton fute?"