J'aime venir ici après le taf. Cela me redonne un peu foi en l'humanité. Et puis comme j'arrive en retard chez moi, ça permet à ma femme de croire que j'ai une maîtresse, ce qui la fait déculpabiliser de sa propre infidélité.
Je ressors de la poche de ma chemise ta lettre disant que tu va faire un tour. Cela fait sept ans maintenant. Sacré tour. Je me relève, fais craquer mon dos. Je ne leur ai toujours pas demandé pour essayer une de leurs planches. J'en ai souvent eu envie. Peut-être demain. Je remonte dans ma voiture et met le contact sur le jingle "Radio Staaaaaaaaaaaar!" puis je prend la direction "maison". La durée des pubs continue de s'allonger, alors j'insère une compil qui a déjà fait son temps. J'arrive dans mon quartier pavillonnaire bien rangé sur "She's Got The Jack" d'AC/DC. Et là je réalise que je suis devenu pire qu'un stéréotype. Mon gamin de cinq ans joue avec le labrador à côté du scénic diesel de ma femme, qui est en train de donner le biberon à notre fille. Il faudra bientôt écrire "Monsieur X" sur la boîte aux lettres à la place de Duchazel, ça ne choquerait personne. J'ai pas vu venir cette situation. Je vais faire quoi maintenant? Rentrer chez moi dans mon costard après une dure journée de travail dans ma compagnie d'assurances? Me mettre les pieds sous la table peinard?
Je sors mon portable de ma poche, gratte fébrilement la coque et arrache la batterie. Je jette le tout sur le siège passager. Je passe la première. "Jack ! Jack! Jack! Jack!". Et je roule. Les rayons du soleil s'étalent sur mon pare-brise, qui a du mal à parer la brise à cause de mes fenêtres grandes ouvertes. Metallica me chante "Fuel". Et je roule, en essayant de chasser cet instant de prise de conscience, jusqu'au moment où je me dirai "mais t'es con va pas tout gâcher retourne chez toi". Ce moment ne vient pas. Alors je roule. Je prend les routes dont je me suis toujours demandé où elles mènent. Des routes bordées de champs qui dansent doucement, changeant de couleurs face au vent qui les malmène. Des champs bordés d'arbres solitaires ou en bosquet, s'élevant pour me cacher la grisaille des villes. Des arbres entourés d'un fleuve qui coule au rythme du vent qui fait bouger les champs, qui sont bordés d'arbres entourés d'un fleuve, etc.
J'aperçois un petit chemin sur le côté, qui passe entre deux marronniers et qui conduit droit au fleuve. Je m'y engage, me gare sur le talus puis suis le chemin. Je passe près de deux vélos couchés, puis je débouche sur un barrage, à côté duquel est posée une table en pierre. En contrebas s'étend une petite plage de galets blancs, roses oranges et ronds. Le barrage sectionne la rivière, et non le fleuve, en un V vaguement délimité. D'un côté l'eau plate et lisse qui semble tranquille, et de l'autre des bouillons furieux brassant de l'eau, de l'air et un pêcheur qui s'en fout avec sa gaule. Deux gamins en caleçon marchent sur le barrage, frontière entre deux mondes, et rétablissent l'équilibre en se jetant du côté lisse, créant des remous. Le tout faiblement accompagné par un ado à la guitare, nonchalamment posé sur la table et recouvert par le bruit de la chute d'eau. Son jean est remonté sur ses genoux et ses pieds sont nus.
Je m'avance, le salue et me dirige vers l'eau. J'enlève chaussures et chaussettes puis descend à mon tour après avoir relevé mon pantalon. Putain ça glisse. J'arrive tout de même prudemment tout au bout de la pointe du barrage, l'eau au niveau des genoux. D'ici, la masse de liquide m'englobe. Je déserre ma cravate, qui tente en vain de s'envoler. Et je reste là un moment. Les mouflets me regardent bizarrement. Puis reprennent leurs brasses. Je vais m'assoir à la table. Le type y joue une chanson que je ne connais pas. Il la finit, pose sa guitare et sors un paquet de clopes.
"T'as craqué?
-Pardon?
-Tu t'es même pas changé. Tu t'es fait virer?
-Non. J'ai un scénic diesel, deux gosses, une femme infidèle, une maison et un labrador. Mon job c'est arnaquer les gens. Prise de conscience.
-Aïe.
-Tu l'as dis.
-Banquier?
-Pire. Assurances.
-Ah pas mal. Je suis pas loin, études de commerce. Pour l'instant j'apprend quand passer de "Bonne journée" à "Bonne soirée"! Une femme infidèle tu dis? On dirait les OK Go. "Got a job, got a life, got a fourdoor, and a faithless wife"" Je ne connais pas la chanson mais j'aquiesce.
"T'es pas aveuglé dans ton bonheur à la "american way of life"?
-Je n'aime pas ma femme, je ne l'ai jamais aimée. Mes chiards lui ressemblent. Quand quelqu'un me demande une assurance vie je lui refile une assurance orage, grêle, météorite, apocalypse, huissier de justice, crevaison, boys band. Et à la fin l'assurance vie ne le couvre pas. Non, je ne suis pas heureux. Mais aveugle, oui." Il sort un sachet de cannabis, qu'il effrite puis roule en cône.
"Pourquoi tu t'es marié?
-Je ne sais plus vraiment. Trois ans de vie commune, enceinte... Pour la paperasse.
-Mais pourquoi avec (il lèche la feuille de son joint) pourquoi avec celle là?
-J'ai loupé l'autre." Je lui ressort la lettre de ma poche et lui tend. Il la parcoure par dessus son collage.
"Aïe. Combien de temps?
-Quatre ans avec elle, sept depuis cette lettre. (il allume son joint) Chaque fois que je ressors ce morceau de papier ça me replonge au moment où je l'ai trouvé sur la table de la cuisine. Tu sais, comme mater des vieilles photos. Ta vie dans un bocal de formol. Elle s'appellait Esther. C'était spécial avec elle. Des hauts et des bas. Mais même au plus bas ça n'allait pas en dessous de l'altitude moyenne à laquelle un crâne humain explose. Je te laisse imaginer les hauts.
-Et juste ça? "Je vais faire un tour pour un moment"? Pas de contacts?
-Aucun. Disparue. Je me suis rangé, ai fini mes études, ai rencontré Estelle.
-Sans déconner?
-Même pas. Le jour et la nuit, pour deux "l" en plus. J'ai plutôt l'impression qu'on me les a coupées maintenant.
-Hein?
-Ben les ailes.
-Ah, L, ailes... Tu veux fumer?
-J'ai arrêté quand elle est tombée enceinte. Avec plaisir. (Je tire une barre puis tousse.) La vache. Et toi?
-Moi? Je me perds. Je fume trop. Sûrement pour noyer le monde dans le brouillard le temps d'une expiration. J'ai déjà pas envie de le voir, je le connais par coeur, à dix-huit ans. C'est gris et moche, pleins de responsabilités mal rentabilisée et d'injustices. Je me suicide pas juste par curiosité.
-Pourquoi pas. Quand tu vois qu'à trente-deux ans j'ai fini ma vie, y'a de quoi flipper.
-Arrêtes!"
J'arrête. Les deux gamins sortent de la flotte, se rhabillent encore trempés puis se barrent sur leurs vélos sans un regard en arrière. Je fais tourner le joint. La nuit tombe entre une taffe et un morceau de guitare. Le pêcheur se taille. Mon nouveau pote ne semble pas pressé de rentrer chez lui. Il me file une Kriek sortie de sa housse. Un train passe sur l'autre rive, déchire la nuit. Je lui décapsule ma bière à la gueule. Le bruit de la chute d'eau commence vraiment à me limer les burnes lorsque SOS amitié décide de bouger. Je lui porte son sac, il garde sa gratte, et on retrouve la route.
"Putain c'est pas léger. T'as quoi là dedans?
-Ben mon skate.
Tu veux l'essayer?