C'est pas l'affluence ce soir. Trois amis à une table ont bientôt fini leurs bières et vont pas tarder à lever l'ancre. Un habitué me redemande un muscadet. J'hésite, puis le ressert. Il fait déjà nuit noire depuis un moment. De moins en moins de personnes passent dans la rue piétonne. Sur le jukebox, Eric Clapton finit Cocaïne. Un des trois mecs me fait signe qu'il ne compte pas remettre de musique. Je branche donc les enceintes du bar sur mon ordi et passe une compil Doors/Clash. Petit mélange détonant qui fait son effet. Je suis en train de rincer quelques verres lorsqu'un couple rentre. Ils donnent l'impression d'avoir cinquante ans de retard. Le mec a un imper noir, un chapeau et un étui à guitare. La fille porte court ses cheveux charbon et ses yeux observent les recoins du bar avant de se doter d'un petit air absent. L'impression qu'elle est totalement décalée. Elle porte le même étui que l'homme, en trois fois plus petit. La porte se referme derrière eux et le type entonne "come on baby light my fire" après avoir reconnu l'air. Ils vont s'assoir à une table. Je vais leur donner la carte, ils n'y jettent pas un regard. Un french cofee et un chocolat chaud! Je vais préparer les boissons en les matant du coin de l'oeil. Je n'aime pas ça. Cette sensation qu'ils ont accès à quelque chose que je ne frôlerais jamais. Il lui glisse un mot à l'oreille, ça la fait rire. Merde, la tête qu'il fait! On dirait qu'il vient d'arriver au sommet du kilimanjaro. Je leur apporte leur commande, ils me remercient. Les trois potes à la table s'en vont. Leurs yeux glissent plus que nécessaire vers la fille mais le couple ne s'en formalise pas. Une fois dans la rue, les rire de ces types repeignent les murs. Je ressert un muscadet sans qu'on me l'ai demandé. Le type au chapeau roule deux clopes et en donne une à la fille, c'est alors que je les interpelle.
"Vous gênez pas pour fumer. Y'a un cendrier derrière vous sur le billard.
-Merci c'est sympa
-Pas de quoi."
Minuit et demi, on va pas aller se peler dehors pour une clope! Surtout avec personne que ça gêne à l'interieur. Elle sort une boîte d'allumette, il lui pique en rigolant et en craque une sur la table. Ils fument en finissant leurs tasses qui, elles, ne fument plus. Je me rend compte que l'habitué est parti sans payer. C'est juste çade plus sur son ardoise. Je lui lave son verre pendant que le type montre à la fille quelques titres sur mon jukebox. Elle sourit et hoche la tête. Lui fouille ses poches. Toutes ses poches. Elle le regarde, l'air moqueur, puis rit gentillement. Lui joue l'étonné. Elle l'embrasse à la commissure des lèvres et me rapporte les tasses, vides. Il me sort un billet et quelques pièces. Il manque cinquantes centimes mais je fais mine de l'ignorer. Ils me remercient, attrapent leurs étui et s'en vont. Il lui passe le bras autour des épaules. La porte se referme sur ma solitude, mêlée à un autre sentiment, étrange. J'étouffe, ne comprend pas. Puis j'attrape mon telephone portable et l'observe un moment, coeur battant. J'y tape un numéro que je n'ai jamais osé appeller, ni même enregistrer. La suite de chiffre s'affiche comme un code, déverrouillant quelque chose. Il n'est jamais trop tard.
"Cette sensation qu'ils ont accès à quelque chose que je ne frôlerais jamais." c'est exactement ça .. et en même temps .. ça ouvre des "possible"